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Article tiré du journal "Le Monde"

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Agrafes métalliques de Notre Dame de Paris

Agrafes métalliques de Notre Dame de Paris

Sur le chantier de la cathédrale, le 8 décembre 2020. A gauche, des agrafes de fer attachent les pierres d’un mur supérieur de Notre-Dame de Paris.

Les scientifiques l’espéraient mais n’osaient trop le formuler. Et si l’incendie qui avait ravagé Notre-Dame de Paris les 15 et 16 avril 2019, créant un choc au-delà des frontières nationales, offrait une occasion unique de revisiter l’histoire de la construction religieuse française ? L’absence de public pendant plusieurs années allait leur donner l’occasion d’études approfondies. Surtout, la disparition de la charpente et l’effondrement de la flèche et d’une partie des voûtains allaient livrer au regard et à l’analyse des chercheurs les secrets de fabrication de l’édifice.

C’est désormais chose faite. Après la découverte par les archéologues de deux sépultures et de nombreux morceaux de l’ancien jubé enterrés sous la croisée du transept, une équipe d’historiens, de chimistes et de métallurgistes annonce dans la revue PLOS One, datée du 15 mars, que la cathédrale pourrait bien constituer « la première dame de fer ». « Si d’autres églises comme celles de Laon [Aisne] ou Noyon [Oise] avaient fait un usage anecdotique du fer, Notre-Dame présente une utilisation véritablement systémique du métal, tout au long de sa construction », affirme Maxime L’Héritier, maître de conférences en histoire médiévale à l’université Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis et premier auteur de l’article.

« Des milliers d’agrafes »

Dès les premières observations détaillées suivant le sinistre, lui et ses collègues avaient découvert des agrafes métalliques dans les décombres de la cathédrale. Avec une température de fusion de 1 500 °C, le fer avait résisté sans mal aux quelque 800 °C du brasier. Les mois passant, ils en ont répertorié des centaines, mis au jour à différents niveaux de l’édifice. « Si l’on extrapole aux parties restées inaccessibles, ce sont des milliers d’agrafes que les bâtisseurs ont employées », note l’historien.

« Bourges, Beauvais ou Tours présentent aussi un large usage de renforts de métal, mais c’est plusieurs dizaines d’années plus tard et avec une autre technique » – Maxime L’Héritier, historien

Encore faut-il préciser ici de quoi l’on parle : hormis leur forme, ces agrafes n’ont rien à voir avec les petits morceaux de métal argenté qui accrochent nos liasses de papier. Longues de 20 cm à 98 cm, pesant jusqu’à 4 kg, ces pièces, scellées au plomb, permettent de fixer des blocs de pierre dans des parties sensibles. On retrouve notamment ces renforts dans la partie basse de la cathédrale, sous les arcs des tribunes, au-dessus du déambulatoire, et en haut, sur les murs bahuts, là où reposait la charpente.

Mais quand ces agrafes ont-elles été installées ? « Avaient-elles été ajoutées lors d’une des rénovations qu’a connues l’édifice ou dès sa conception ? », résume Philippe Dillmann, responsable du laboratoire archéomatériaux et prévision de l’altération (CEA/CNRS) à l’université Paris-Saclay et coordinateur de cette recherche. La datation de six agrafes longues de 40 cm à 50 cm, conduite au laboratoire de mesure du carbone 14 (LMC 14) de Saclay a parlé : les deux pièces provenant des tribunes ne sont « pas postérieures à 1160 » concluent les chercheurs. Autrement dit, elles ont été installées lors de la construction même des tribunes, au début du chantier. Quant aux quatre pièces issues des hauts murs, l’analyse conclut à une fourchette de 1200 à 1220. « Cela correspond parfaitement avec la nouvelle datation de la charpente qui a été réalisée, à savoir 1215 », se réjouit Maxime L’Héritier.

Agrafe provenant du chantier de Notre-Dame de Paris, après son découpage en vue d’une analyse métallographique. CYRIL

Pour bien mettre en évidence l’importance de la découverte, l’historien compare Notre-Dame aux cathédrales considérées jusqu’ici comme pionnières dans leur utilisation de nouveaux matériaux. « Bourges, Beauvais, Tours ou Soissons présentent également un large usage de renforts de métal, mais c’est plusieurs dizaines d’années plus tard et avec une autre technique, rappelle Maxime L’Héritier. Chartres dispose également d’agrafes métalliques, mais là encore, c’est quarante ans, autrement dit deux générations de bâtisseurs, plus tard. » Philippe Dillmann tranche : « C’est le plus vieil usage massif de métal dans un monument gothique. » « Notre-Dame a été un véritable laboratoire d’innovation », reprend Maxime L’Héritier.

Analyse métallurgique et chimique

Les chercheurs ne sont pas contentés de dater les pièces. Ils ont également procédé à une analyse métallurgique et chimique des douze agrafes provenant de diverses parties de la cathédrale. Il est d’abord apparu que neuf d’entre elles n’étaient pas faites d’un seul tenant mais constituées de plusieurs morceaux soudés. Maxime L’Héritier y voit « sans doute des contraintes de production ou de transport ». Philippe Dillmann, lui, veut tirer de ce « recyclage » une conclusion plus profonde : « Le chantier de Notre-Dame n’avait aucun problème d’argent et ne manquait pas de matériaux. On pourrait donc imaginer qu’ils aient fait réaliser des agrafes spéciales, d’un seul bloc, avec un matériau neuf. Pas du tout ! En réalité, le recyclage était la pratique commune au Moyen Age, la première chose que l’on envisageait sur un chantier. La révolution industrielle a introduit une rupture philosophique dans la construction. »

L’étude chimique des impuretés a par ailleurs montré une provenance multiple des échantillons : six ou sept origines distinctes sur les douze pièces étudiées. « C’est considérable, à Bourges nous avions quatre sites de production pour soixante échantillons », insiste Maxime L’Héritier. Pour l’heure, les chercheurs en ignorent la raison. Faut-il y voir la structure du « marché » des métaux, Paris accueillant la production de toute l’Ile-de-France ? Une thèse a été lancée pour tenter de comparer ces échantillons ainsi qu’une série d’autres en cours d’analyse, aux scories retrouvées sur différents sites de production de l’époque.

Les chercheurs se demandent enfin si les bâtisseurs de Notre-Dame ont eu raison de renforcer la structure avec ces pièces métalliques. La finesse des voûtes, la souplesse du mortier, l’emploi de bois vert dans la charpente, l’usage du plomb imposaient-ils cette innovation ? Pour le vérifier, ils entreprennent actuellement de modéliser l’ensemble de la structure afin d’étudier divers scénarios : avec ou sans agrafes, avec ou sans vent. Notre-Dame de Paris abattue non par le feu mais par une tempête : le cauchemar auquel nos aïeux ont peut-être échappé.

Les premiers résultats du « chantier scientifique »

La publication dans la revue scientifique Plos One de l’article sur l’utilisation de fer dans la construction de Notre-Dame s’inscrit dans une première série de recherches lancées après l’incendie de la cathédrale. Pierre, bois, métal, verre, acoustique… Les différents domaines rassemblés dans le « chantier scientifique » lancé par le CNRS commencent à livrer des résultats. Les chercheurs ont ainsi mis en évidence l’extraordinaire finesse des voûtes de Notre-Dame, entre 12 cm et 30 cm, là où celles des autres cathédrales gothiques présentent souvent des épaisseurs supérieures à 50 cm. Ils ont également découvert que la clé de voûte du bras nord du transept avait été changée en 1728, « ce qui montre l’ampleur des restaurations réalisées, beaucoup plus importantes que nous le pensions », indique Philippe Dillmann, coordinateur de ce chantier qui rassemble des dizaines de chercheurs français.

L’accès à des parties jusqu’ici cachées a aussi permis d’établir l’utilisation par les bâtisseurs médiévaux de « mortiers aériens », qui ne durcissent donc pas au contact de l’eau mais avec l’air, beaucoup plus lentement. De leur côté, les spécialistes du bois ont découvert que la charpente avait été réalisée avec des chênes encore verts, de relative petite taille (14 mètres) et de faible diamètre (30 cm), loin des canons habituels. Ils y ont retrouvé des traces d’assemblage pour le flottage, qui témoignent du mode d’acheminement des grumes, par la Seine. Toutes ces informations, et bien d’autres, devraient figurer dans un numéro spécial du Journal of Cultural Heritage, prévu au printemps.